Terra eco : Nous utilisons de moins en moins la marche pour nous déplacer. Avons-nous oublié que nous étions des bipèdes ?
Sonia Lavadinho : Sans doute l’avons-nous un peu oublié. Mais tout nous le rappelle : les collectivités, le
monitoring
(opération qui consiste à mesurer le fonctionnement d’un système, d’un
processus en temps réel – marche, jogging, déplacement à vélo – par le
biais de sondes, de capteurs ou d’une application), les applications
mobiles, etc. L’environnement technologique et les sensibilisations de
tous genres nous font le rappel en permanence que notre quantité de
sommeil, le nombre de calories brûlées ou notre rythme cardiaque sont
des indicateurs à surveiller. Je dirais donc que la concomitance de la
conscience individuelle à vouloir se prendre au jeu et les messages des
collectivités favorisent ce rappel à l’ordre. Nous nous souvenons que
nous avons deux jambes.
Certes, mais qu’en faisons-nous ?
Eh
bien nous bougeons ! Nous marchons même davantage que ce que nous
croyons. Nous couplons la grande vitesse (motorisée) et les tronçons
plus petits. Nous avons cessé d’être des spécialistes d’un seul mode de
transport pour devenir des utilisateurs multimodaux. On passe de sa
voiture au tramway ou au métro, puis à l’avion ou au
TGV avant de finir par un taxi.
La part de liberté dans l’usage de ces modes de transport est assez faible...
Pour
le vélo,
la marche ou la voiture, bien au contraire ! On y décide de
l’itinéraire et de l’horaire notamment. Et je dirais que la marche sert
de ciment à cette ville multimodale. Passer du bus à l’avion ou au TGV
dans des temps courts n’est possible que si l’on a deux pieds. Le seul
transfert existant entre deux modes est la marche. Nous n’avons pas le
choix.
Et vous avez le sentiment que le discours des collectivités est moderne là dessus ? La marche serait valorisée ?
Il
existe peu de discours effectivement sur ce sujet. Aujourd’hui les
collectivités juxtaposent des modes de transport mais ne travaillent pas
sur leur cohabitation. C’est même parfois un dialogue de sourds. Je
travaille beaucoup sur la notion de « hub de vie », ces espaces
existants entre les différents mode de transport : un parking relais par
exemple. La France est très en retard sur ces sujets, les collectivités
commençant tout juste à comprendre qu’il y a des espaces de vie à
valoriser, à organiser – parfois simplement par des synergies à trouver.
Faut-il rendre tout piétonnier ?
Attention
d’abord à ne pas confondre la ville « marchable » et l’espace réservé
aux piétons. Je ne suis pas une Ayatollah de la marche : je ne dis pas
faisons des rues piétonnes à tout prix. Il ne faut pas tout lâcher, mais
injecter de la marche le plus possible et dès qu’on le peut. La ville
de Londres (Royaume-Uni) par exemple a fait sa révolution en une petite
vingtaine d’années. Elle a refait ses espaces publics, fait des ponts,
créé des itinéraires courts, des « passerelles » d’un lieu à un autre.
Aujourd’hui, certes en partie grâce à l’organisation des Jeux
Olympiques, elle est devenue l’une des villes les plus marchables du
monde. Bilbao (Espagne), elle aussi, grâce à un travail en profondeur
obtient des résultats hors du commun : on s’y déplace à 70% en marchant,
à 20% en transports publics et à seulement 10% en voiture.
Et Paris ?
Paris
possède deux très grandes qualités. Quand on est fatigué, on trouve un
café à très grande proximité pour retrouver des forces et repartir. Et
quand on veut accélérer, on trouve, là aussi à grande proximité, une
bouche de métro dans laquelle s’engouffrer. Ce sont deux relais de ce
que j’appelle la marche augmentée.
Paradoxalement, les collectivités ne communiquent pas sur la marche. Pourquoi ?
Il
y a du pain sur la planche, c’est vrai. Néanmoins, je dirais qu’il
existe un « marché ». Le politique observe les tendances et voit
l’intérêt à investir ce champ. On sait par de nombreuses études qui
disent toutes la même chose qu’investir sur la marchabilité de l’espace
urbain est très vite rentable. Ce sont les piétons et les cyclistes qui
achètent le plus en ville. Partout où le piéton est valorisé, cela
devient très payant. L’espace est approprié par les marcheurs et la
valeur foncière augmente. Mais attention, une telle politique n’a de
sens que si elle ne limite pas au centre-ville, si on travaille sur des
vitesses basses...
Assumer le discours « ma ville est marchable » en quelque sorte…
Tout à fait. Ce fut le positionnement du maire de Londres
(Ken Livingstone, ndlr).
En France, et c’est respectable, les collectivités ont beaucoup
travaillé sur les écoquartiers, mais elles ont créé des îlots, des
archipels marchables certes, mais isolés et au cœur d’un océan motorisé.
Avec une telle stratégie on finit vite par se noyer.
La marche urbaine sert-elle le lien social ?
Absolument.
Les deux sont très corrélés. On sait par de nombreuses études que la
facilité à traverser une rue encourage une meilleure connaissance de ses
voisins, la possibilité pour les personnes âgées de sortir de chez
elles, la consommation, etc. La sociabilité s’accroît mécaniquement, la
solidarité aussi. Dans la rue, vous croisez des individus qui ne vous
ressemblent pas et ce sont ces rencontres improbables qui facilitent la
créativité. L’exemple de la Silicon Valley ne montre pas autre chose.
Vous pouvez parler de Meetic ou de Facebook, il n’y rien de mieux qu’une
rue, une ville pour (re)créer des communautés. C’est le propre de
l’homme. Et donc, plus nous marchons, plus nous sommes vivants.
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