Aux
quatre coins de la planète, les biopirates prospectent. Dans les zones
assez reculées pour que des communautés y vivent encore tranquilles, des
envoyés spéciaux de l’industrie pharmaceutique, cosmétique ou
agroalimentaire sondent les chamans et guérisseurs pour leur extirper
leurs recettes. Au sein de l’
Icra, la Commission internationale pour les droits des peuples indigènes, Hervé Valentin parle
« d’un pillage en règle » entraînant des hausses de prix, une concurrence déloyale et la surexploitation des ressources. Le protocole de Nagoya (
ici en pdf), ratifié par 51 pays et
entré en vigueur ce dimanche 12 octobre,
devrait freiner ces pratiques. Mais les industriels ne l’ont pas
attendu pour revendiquer, par le biais de brevets, la paternité des
richesses génétiques de la nature. Nombre des produits de notre
quotidien en sont le fruit.
Terra eco est allé éplucher leurs livrets de famille.
Le riz basmati
L’histoire ressemble à celle des agriculteurs bios
condamnés à payer
des royalties à Monsanto après la contamination de leurs champs. En
1997, le semencier RiceTec dépose un brevet sur le croisement d’un riz
américain et d’un riz basmati. Ce produit, finalement très semblable au
riz basmati classique, représente une concurrence déloyale pour
l’original. Pire,
« certaines populations autochtones étaient
contraintes de payer des royalties pour une semence que plusieurs
générations d’entre eux avaient contribué à créer », indique Archibald Neyvoz, volontaire chargé de la biopiraterie à la fondation
France Libertés. Une
campagne de boycott
et plusieurs manifestations de paysans plus tard, la firme RiceTec se
voit retirer son brevet et interdire le droit d’utiliser le nom
« basmati » sur ses sachets de riz.
La stévia de Coca-Cola et Pepsi
Mauvais timing pour Coca-Cola. En 2015, l’arrivée de ses
canettes vertes sur le marché français risque de coïncider avec la transposition du protocole de Nagoya dans la loi
(Voir encadré au bas de cet article).
En cas de rétroactivité, son brevet sur la stévia, l’édulcorant naturel
de sa nouvelle gamme, pourrait être directement menacé. Car le géant
d’Atlanta n’a pas découvert le
pouvoir sucrant
de cette plante. Les populations Guarani du Brésil et du Paraguay s’en
servent depuis des siècles pour sucrer leur maté ou adoucir leurs
breuvages médicinaux.
Le rooibos de Nestlé
Répandu sous forme d’infusion, le rooibos, plante qui ne pousse qu’en
Afrique du Sud, est aussi bénéfique pour la peau que pour les cheveux.
Raison de plus pour qu’en 2010, le groupe Nestlé, à l’époque détenteur
du 30% du capital de L’Oréal, s’y intéresse. Cinq brevets pour des
usages allant de la sauce salade au rouge à lèvres sont alors déposés.
La démarche
a heurté
l’association suisse La Déclaration de Berne. Cette ONG d’aide au
développement accuse Nestlé de violer à la fois la Convention
internationale sur la biodiversité de 1992 et la loi sud-africaine. En
s’emparant des usages du rooibos, la multinationale suisse prive le pays
des retombées de cette richesse.
Les aubergines de Monsanto
Pour mettre au point la première aubergine génétiquement modifiée, mais finalement
non commercialisée, les chercheurs de Monsanto ont utilisé une dizaine de
variétés locales
indiennes. Les populations locales, qui avaient obtenu ces légumes
après de multiples croisements de variétés, se sont senties dépossédées.
En 2011, l’Autorité indienne de la biodiversité a donc engagé des
poursuites contre le semencier américain. Sans attendre cette décision
de justice qui pourrait faire jurisprudence, l’Inde a décidé de se
protéger. En 2001, le pays a créé une bibliothèque numérique des savoirs
traditionnels (TKDL) qui, à l’heure actuelle, en recense 200 000.
Le curcuma
Cette autre richesse indienne a suscité la convoitise des
universitaires. En 1995, l’université de recherche médicale du
Mississippi dépose un brevet sur les propriétés anti-inflammatoires de
la plante. Très vite, les autorités indiennes ripostent arguant que la
découverte revendiquée par les chercheurs est un savoir traditionnel
connu de longue date. Depuis, cette plante ne fait plus l’objet d’aucun
dépôt de brevet.
Les cosmétiques aux extraits naturels
La plupart des propriétés de cosmétiques dits naturels ont été identifiées par les populations autochtones.
« Certaines communautés ont livré leurs savoirs sans jamais connaître l’usage qui par la suite en a été fait » , souligne Louisa Crispe, à la fondation France Libertés.
« Un vrai problème éthique »,
estime cette membre du Collectif pour des alternatives à la
biopiraterie. Certains producteurs de cosmétiques en sont conscients.
C’est le cas du
Français Aïny
qui s’est engagé à ne pas déposer de brevet sur les substances
naturelles, à travailler conjointement avec les communautés autochtones
et à leur reverser 4% du chiffre d’affaires de ses crèmes anti-âge.
« L’arbre miracle », le neem
C’est l’acte fondateur de la lutte contre la biopiraterie. Dans les
années 1990, le neem, un arbre indien réputé pour ses propriétés
médicinales, suscite toutes les convoitises. Pas moins de 64 brevets
sont alors déposés. Dès lors le prix du neem s’envole de 7 à 70 roupies
le kilogramme (de 0,09 euro à 0,90 euro). Cette inflation prive les
communautés locales d’un arbre surnommé
« pharmacie du village ».
Vandana Shiva, figure emblématique de l’altermondialisme, fait alors pression sur l’Office européen des brevets
(OEB) pour que l’antériorité des savoirs traditionnels soit reconnue. Ce fut chose faite en 2001.
La biopiraterie va-t-elle disparaître avec le protocole de Nagoya ?
Si une entreprise tire profit de caractéristiques génétiques
dénichées par une communauté, la dite communauté doit avoir donné son
accord et en tirer partie. Fruit de la
Convention sur la biodiversité,
ce mécanisme d’accès et de partage des avantages (APA) a vocation à
limiter la biopiraterie. Dans la pratique, les choses sont plus
compliquées. Pour Hervé Valentin, chargé de mission à l’Icra,
« l’acceptation
préalable par la communauté pose plusieurs questions : qui sont les
représentants de cette communauté ? Sont-ils légitimes ? Sont-ils
corruptibles ? ». Le casse-tête se corse pour le partage des avantages.
« La formulation du texte est assez floue, ce qui laisse une grande latitude quant à la mise en œuvre de ces contreparties », regrette Louisa Crispe de la fondation France Libertés. Faut-il reverser une partie du chiffre d’affaires tiré d’un produit ?
« Dans des sociétés non-monétarisées, le versement de grosses sommes d’argent peut avoir des effets désastreux », prévient Hervé Valentin. Le dédommagement peut alors passer par des actions d’aide au développement.
« Mais
si les industriels en décident seuls, il n’est pas garanti que ces
actions soient en adéquation avec les besoins des populations », avertit Louisa Crispe. Pour l’heure, aucun pays ne s’est prononcé sur la méthode à adopter.
En France, les principes du protocole de Nagoya doivent être intégrés
à la loi sur la biodiversité, dont l’examen a été repoussé. A l’Icra,
Hervé Valentin craint que les industriels ne profitent de ce délai pour
faire passer un maximum de brevets.
« C’est pourquoi nous demandons que le texte soit rétroactif », détaille-t-il. A ses yeux, même renforcé par des
amendements, le protocole de Nagoya sera de toute façon insuffisant.
« La biopiraterie découle de l’autorisation de breveter le vivant. Pour nous, ça reste le péché originel. »